Épisode #2 – L’industrie musicale à l’épreuve du confinement : les tourneurs
Les tourneurs, ayant pour objectif principal de négocier le plus grand nombre de dates possible pour les artistes faisant partie de leurs catalogues, ont été frappés de plein fouet par la crise et ont dû y faire face avant que le confinement ne commence.
Pour comprendre la situation des tourneurs qui ont dû gérer les reports et/ou annulations des concerts et/ou festivals, nous avons recueilli les témoignages de Jean-Baptiste Devay, booker et programmateur chez Super! et Cyril Bahsief, co fondateur de Öctöpus qui œuvrent pour la promotion d’artistes éclectiques et participent à la diversité culturelle.
Quelques mots pour présenter votre structure et votre travail ?
Jean-Baptiste : Super est une boite de spectacles et d’événementiel qui a 15 ans. Historiquement, on organise des concerts et on s’occupe d’artistes de niche. Au cours des dernières années, on s’est développés dans des festivals (Pitchfork, Midi Festival), de l’événementiel pour des marques et autour d’un roaster français. On fait de la programmation pour des lieux et des événements (Villette Sonique, événements musicaux de la fondation Louis Vuitton dont le Family festival pour le jeune public), on organise des soirées mensuelles pour les Inrocks au Supersonic et on s’apprêtait à lancer une résidence, qui est reportée, à la Boule Noire avec un line up plus hip hop et rnb. Super est aussi co gérant du Trabendo (avec Tsugi qui a rejoint le groupe SO PRESS).
J’ai 2 casquettes. Je suis booker, j’ai donc un roaster d’artistes à 60% électronique que je représente pour la France (Four Tet, The Black Madonna, Bicep) et un roaster rock et jazz. Et, je m’occupe de la programmation des événements de Super dont je t’ai parlés. Pour ces événements, je programme des artistes qui ne sont pas forcément dans le catalogue de Super (Phoenix, Etienne Daho, Angèle, Clara Luciani pour Biarritz en Eté, Cabourg Mon Amour lors des années précédentes). J’ai une enveloppe budgétaire et je dois faire une programmation en concordance avec l’affluence attendue, la ligne artistique.
Cyril : Öctöpus est un producteur, une agence de booking et un organisateur de festivals de musiques actuelles.
Les salles de spectacles ont été impactées avant le début du confinement. Comment s’est passé le début de la gestion de cette crise ?
Jean-Baptiste : On l’a subie par étape. Ça a commencé avec l’interdiction des événements de 5 000 personnes puis de 1 000 et de 100 personnes. Concrètement, après l’interdiction des événements de 100 personnes, plusieurs artistes étrangers ne se sentaient pas de venir. On a eu beaucoup d’artistes, principalement américains (c’est un classique), qui ont décalé leurs tournées ou ont mis en stand-by leurs tournées européennes. Ensuite, les artistes européens ont eu peur de voyager et ont préféré rentrer chez eux. A ce moment, avant le confinement, il s’agissait plus d’un risque sanitaire pour les groupes en tournée qui avaient peur d’attraper le Covid en passant par l’Italie ou la France.
Il faut savoir que pour annuler un show, il faut qu’on soit forcé à le faire pour que financièrement, ça ne soit pas un gouffre terrible. Si l’annulation est de notre fait, on est obligés de payer les frais d’annulation qui correspondent à la moitié des frais engagés. La plupart des promoteurs attendaient qu’il y ait une décision politique interdisant les shows pour faire jouer la clause de force majeure qui permet de ne pas payer les frais d’annulation.
Quelques salles, comme Dehors Brut, ont décidé, avant les annonces, de ne pas ouvrir car ils ont compris qu’il y avait un problème sanitaire à continuer à organiser des événements dans un espace de 1 000 personnes, il y avait aussi une responsabilité à envisager.
Cyril : Finalement, tout est allé quand même très vite. En l’espace de 10 jours (fin février / début mars), nous avons compris que l’impact allait être fort. D’autres territoires (la Suisse ou l’Allemagne) ont appliqué des règles bien drastiques et nous avons saisi que cela allait nous tomber dessus et les annulations ont commencé à se multiplier – nous approchons les 150 concerts annulés en France désormais (mars à septembre) et ce n’est pas fini 🙁
Comment avez-vous reçu l’annonce d’Emmanuel Macron concernant la reprise des grands rassemblements pas avant la mi juillet ?
Jean-Baptiste : C’était une très bonne chose. On était contents de l’entendre car ça mettait en place cette clause de force majeure. Ça clarifiait les choses jusqu’à mi juillet, même si maintenant on est tous dans l’expectative pour la suite. On a besoin de messages clairs et précis des politiques pour pouvoir avancer. On sait que l’été est dead, on est sur une saison blanche, il ne se passera rien et on pense que septembre n’aura lieu.
Cyril : Je ne la perçois qu’avec beaucoup de perplexité. Personnellement, je n’y crois pas. Si on veut éradiquer ce virus, il faut être drastique et je ne comprendrais pas qu’on reparte si rapidement « comme avant » bien que cela impact mon métier et l’activité de notre entreprise. Et de toute manière, tout est désormais annulé jusqu’à septembre au moins. Il n’y a aucune possibilité de relancer la machine avant un délai de quelques mois, le temps que les publics se sentent de nouveau de sortir et que les communications autour de nos événements soient de nouveau en place… Bref, l’effet de la reprise d’activité ne sera pas immédiat…
Outre l’annulation de nombreux concerts, quels sont les autres impacts à court et moyen terme moins perceptibles ?
Jean-Baptiste : La première conséquence est au niveau de l’économie des structures, avant même les annulations parce qu’on arrive à reporter les concerts. Mais, ça fait des des mois qui vont s’allonger où il n’y aura aucune rentrée d’argent et c’est un poids structurel lourd à porter. Il y a le chômage partiel qui nous aide clairement mais il faut voir combien de temps ça va durer et comment une boite peut tenir.
C’est aussi toute la chaine de travail derrière qui est impactée. Pour un festival, ce sont des équipes, pas forcément fixes chez Super, qui ne seront pas embauchées. Pour Villette Sonique, on va chercher des petits artistes et des petits noms, ce sont des groupes qu’on découvre. Ça a un vrai impact pour eux parce que ce sont de vraies rentrées d’argent en moins pour des artistes qui ne gagnent pas beaucoup ou qui investissent beaucoup dans une sortie d’album. La promotion d’un album est de plus en plus axée autour des tournées. Si tu ne fais pas de tournées, tu n’as plus de promo autour de ton album qui va sans doute passer à la trappe alors que ça fait un moment que tu bosses dessus. C’est comme si ça taisait tout une partie de la production musicale. C’est peu de chose comparé à ce qui se passe aujourd’hui (les morts et la situation chaotique) mais il y a un sujet là-dessus, il y a énormément d’œuvres qui vont totalement passer à la trappe.
Cyril : Le plus compliqué, c’est que la diversité culturelle va en prendre un coup. Actuellement, toute l’économie du spectacle vivant est à l’arrêt. La création de nouveaux spectacles, l’apparition de nouveaux artistes va prendre du temps à se (re)mettre en place.
De quelles manières pensez-vous que les pouvoirs publics (et éventuellement le public) peuvent-ils vous aider à faire face à cette crise ?
Jean-Baptiste : Je ne m’y connais pas assez pour rentrer dans le sujet. Le chômage partiel est la première chose et ça aide déjà pas mal. Il y a le gel des loyers pour certaines boites. On est une boite privée, on n’a pas de subventions sur nos événements. On va éventuellement travailler sur du sponsoring pour cofinancer des événements qu’on organise (comme le Pitchfork). Pour les subventions privées, il n’y aura plus grand chose à la rentrée… Ce qui est certain, c’est que toute l’économie va être un peu bouleversée. On ne sait pas encore à quelle sauce on va être mangés.
Cyril : Aujourd’hui, les mesures gouvernementales préservent la plupart des structures en place. Mais, il faudra un vrai plan de relance afin que 2021 ne soit pas une catastrophe. Mais il y aura de la casse, c’est sûr : chez les petits comme chez les gros producteurs.
On parle d’un embouteillage des concerts à l’automne, qu’en pensez-vous ?
Jean-Baptiste : La reprise est très incertaine et si elle a lieu, elle ne sera que très progressive. Ça va sans doute se jouer en jauge de lieux. Les petites salles risquent d’ouvrir en premier, après l’été, et les grandes salles (Zénith, Bercy) ouvriront progressivement, palier par palier, ce qui serait le meilleur des cas. Super est plus proches d’un milieu assez indépendant et des petites salles. Il va y avoir des choses à faire et ça va être une époque assez passionnante.
L’embouteillage va forcément avoir lieu à l’automne. Le nombre de shows qu’on a reportés sur l’automne (de octobre à Noël), c’est dément ! Quand le couperet du confinement est tombé, on a annulé tous les shows et on a commencé à les reporter jusqu’à fin juin / juillet. Ensuite, il y a eu une deuxième étape : on a dû annuler les shows reportés sur juin / juillet. Actuellement, on réfléchit aux shows qui ont été reportés en septembre / octobre. Vont-ils se tenir ou devrons-nous encore les reporter ? Il n’est donc pas exclus que les shows reportés à l’automne soient déplacés sur 2021. L’embouteillage sera par phase. L’embouteillage est acté sur l’automne mais peut-être qu’il n’y aura rien parce qu’on n’aura pas les autorisations, il va donc se décaler à plus tard.
La grande question est aussi de savoir quelle sera la saison des festivals en 2021 ? Parce qu’on a déjà acté qu’il n’y aura pas de saison en 2020. On est obligés de voir plus loin mais on ne sait pas quelle sera la situation en 2021, mais c’est le worst case scénario et il faudra penser les choses autrement. Jean-Paul Roland, le directeur des Eurockéennes, a dit cette phrase très vraie : « On parle de distanciation sociale, or, nous, on œuvre pour le rapprochement social ». Cette phrase est très simple, très claire et c’est exactement ça !
Il y a un autre sujet dont on ne parle pas beaucoup. La plupart des événements qui ont été reportés en 2021 ont décidé de reporter une grosse partie de leur programmation qui ne saura plus forcément dans l’actualité des artistes. Pour les artistes américains dont les tournées sont plus lourdes à porter, ça sera un peu compliqué. L’engouement des gens sera t-il le même ?
Cyril : La plupart des gros festivals ne font que reporter leurs programmations pour 2021. Ce qui veut dire que les places seront plus chères l’année prochaine. La chronologie des sorties d’albums / tournées est complètement chamboulée et sans date précise de reprise, il est compliqué pour des artistes de se lancer dans de nouveaux cycles. Bref, c’est un peu le chaos tellement les embouteillages vont apparaître quand ça repartira ! Le public n’aura malheureusement pas plus de temps et, a priori, pas plus d’argent…
Après les attentats de 2015, les gilets jaunes, les grèves liées à la réforme des retraites en décembre 2019 / janvier 2020 et cette crise sanitaire, quel est l’avenir du spectacle vivant ?
Jean-Baptiste : Par nature, le spectacle est vivant et résilient, ça ne saurait changer. On y arrivera toujours, il y aura d’autres manières de faire, mais sous quelles formes ? On devra réinventer les choses mais on ne peut pas réinventer le fait que les gens soient collés les uns aux autres, on a envie qu’ils soient un peu collées les uns aux autres. Mais, le spectacle vivant commençait déjà à se réinventer depuis quelques années avec une vraie volonté globale. Écologiquement, avec la réduction de l’emprunte carbone des événements et des festivals et la volonté de faire local. Mine de rien, c’est aussi l’avenir du secteur. Le spectacle est vivant parce qu’il sera local.
Mais, cela comporte des limites et c’est un vrai sujet chez nous. La base de Super est de faire venir des artistes étrangers, une culture qui vient d’ailleurs et la populariser en France. Depuis quelques années, il y a de plus en plus d’artistes français sur les festivals parce qu’il y a un problème de marché : les artistes étrangers sont trop chers. Même s’il y a une super scène en France, on a besoin de se nourrir d’autres choses et c’est ce qui nourrit la musique. On œuvrera toujours à ramener une pluralité artistique dans notre programmation (comme c’est le cas de Villette Sonique). Mais, ça risque d’être plus compliqué à l’avenir.
Cyril : Ah belle question ! J’espère simplement que les grands groupes de producteurs n’auront pas le dernier mot et que le tissu de TPE qui constitue notre secteur / industrie et qui est garant de la diversité culturelle chère à la France, sera préservé.
Pour terminer sur une note positive, votre dernier mot pour conclure ?
Jean-Baptiste : Je retiens cette initiative qui a été de proposer aux gens de ne pas forcément se faire rembourser leurs places. C’est une démarche assez citoyenne. Je ne parle pas d’un billet de festival à 150 balles. Mais de manière générale, quand il s’agit d’un concert à 15, 20, 25 ou 30 balles, c’est peut-être 30 balles que tu peux laisser et qui vont aider une profession qui est très très clairement sinistrée et qui est surtout actuellement en attente. On ne sait pas du tout comment on va faire.
Cyril : Ce qui est sûr, c’est que nous avons besoin de la musique et nous ne profitons jamais autant de la musique qu’en concert ! 😉